Les cahiers du CRASC, N° 36, 2019, pp. 79-93, ISBN : 978-9931-598-20-6 | Texte intégral
Naziha BENBACHIR (1,2)
Introduction
Dans le présent article nous allons nous interroger sur la relation qu’entretiennent des écrivains du bassin méditerranéen avec la langue française. Nous allons plus précisément nous interroger sur le changement de langue chez deux écrivains qui ne partagent pas le même territoire géographique mais qui ont en commun une langue d’écriture, à savoir le français.
Notre corpus porte sur des entretiens réalisés par la presse écrite, par des universitaires et d’autres extraits du livre de Patrice Martin et Christophe Drevet La langue française vue de la Méditerranée (Martin et Drevet, 2011). Cet ouvrage réunit 300 entretiens réalisés avec des auteurs du bassin méditerranéen dans le cadre d’une émission « La langue française vue d’ailleurs » allant de la période 1997 à 2003 et transmise sur Radio Médi.
Notre choix s’est porté sur ces deux auteurs (Rachid Boudjedra et Vassilis Alexakis) qui partagent le français comme langue d’écriture et qui écrivent, également, dans leur première langue. C’est essentiellement ce passage d’une langue d’écriture à une autre qui motive cette recherche.
Donc, quel rapport entretiennent ces deux écrivains avec la langue française ? - Pourquoi ont-ils opté pour l’écriture dans une première ou une deuxième langue et à quel moment ? -Comment vivent-ils actuellement cette expérience plurilingue ?
Cet article tente de répondre à la problématique du changement de langue en s’appuyant essentiellement sur l’analyse des entretiens. Le cadre théorique dans lequel s’inscrit notre recherche s’appuie essentiellement sur les travaux sur le plurilinguisme qui proposent des définitions développées et argumentées de la notion du plurilinguisme - notamment dans les travaux du Conseil de l’Europe (Cavalli, 2008, p. 32). Ainsi, le plurilinguisme se construit à partir du répertoire linguistique conçu comme une « compétence à communiquer langagièrement et à interagir culturellement possédée par un acteur qui maîtrise, à des degrés divers, l’expérience de plusieurs cultures, tout en étant à même de gérer l’ensemble de ce capital langagier et culturel » (Conseil de l’Europe, 2001, p. 129).
Cette définition tend à relativiser l’importance de la maîtrise normative des langues, et l’accent est mis sur l’importance de savoir–faire sociolangagier fondé sur des compétences partielles
et hétérogènes. Assumer le plurilinguisme, en somme, implique que la pluralité et la diversité des langues sont avant tout perçues
et vécues comme un atout et non pas un handicap.
Depuis les travaux du conseil de l’Europe, le plurilinguisme ne doit pas être simplement considéré comme une démultiplication de bilinguisme, mais il convient de poser le bilinguisme comme un cas particulier de plurilinguisme (Coste, 2001).
Le locuteur bilingue fait face à des situations de communication variées, différentes et changeantes qui peuvent être monolingues ou bilingues avec de nombreuses variantes entre les deux, se situant à chaque fois sur le continuum (Cuq, 2003, p. 54) variationnel (en fonction de l’interlocuteur et de ses compétences langagières, de la situation, du sujet, des stratégies linguistiques, etc…) (Thamin, 2007, p. 106). La compétence plurilingue et pluriculturelle valorise ainsi un ensemble de ressources en termes de parcours d’expérience et de contacts de langues, différentiellement mobilisables en contexte, dans leur diversité. Ces ressources linguistiques et culturelles constituent des atouts potentiels pour les plurilingues, et un capital symbolique dont la gestion modèle des territoires identitaires et des positionnements sociaux et d’apprentissage (Moore & Castellotti, 2008, p.13).
Le cadre théorique développé nous conduit à présenter les deux écrivains du corpus étudié.
Boudjedra : une enfance vécue sous le signe du double
Rachid Boudjedra est un auteur algérien, né le 05 septembre 1941 dans une famille bourgeoise à Ain El Beida dans la région des Aurès (à l’est algérien) où il passa sa jeunesse. Boudjedra revient sur cette période dans un entretien accordé à Gafaiti, et plus particulièrement, sur sa scolarité bilingue et ce double apprentissage de la langue arabe et du français « A l’école coranique à quatre ans. Ensuite à l’école française à partir de 6 ans. Doublé d’un cursus d’arabe, c'est-à-dire que j’allais à l’école arabe le soir, à la sortie de l’école française. Cela me faisait une quinzaine d’heures à l’école par jour. Il faudrait rappeler que l’arabe n’était pas enseigné à l’école, pendant la colonisation française. Il y avait des écoles privées qui fonctionnaient le soir qui étaient d’ailleurs gratuites mais financées par les dons des citoyens et des bénévoles. Cet apprentissage double se faisait à Ain Beida, dans le village où je suis né » (Gafaiti, 1987, p. 13).
Ce parcours va se poursuivre à Constantine, ensuite au collège Sadiki en Tunisie où on dispense des enseignements en arabe et en français, comme en témoigne Boudjedra : « Ensuite, mon père m’a envoyé au lycée de Tunis. J’ai été élevé au collège Sadiki, rien que pour faire des études où l’arabe était enseigné au même titre que le français. C’était un enseignement bilingue et élitiste. Tous les cours étaient doublés. Par exemple, nous étudions les maths en français et en arabe, les sciences naturelles aussi et ainsi de suite. Toutes les matières étaient enseignées obligatoirement dans les deux langues » (Gafaiti, 1987, pp. 13-14).
A l’âge de 19 ans, Boudjedra choisit le maquis, d’ailleurs il sera blessé et il deviendra à la suite de cet accident l’un des représentants du FLN[1] appelé à effectuer des voyages en Europe ; cette période marque l’engagement de l’écrivain, sur laquelle Boudjedra ne s’exprime que très peu (Harchi, 2015) : « En tant qu’Algérien, je me suis trouvé très jeune confronté à la résistance anticolonialiste. J’ai vu la guerre de très près et cela m’a fait comprendre l’importance vitale de l’histoire » ou encore : « J’ai été engagé et structuré très jeune dans la guerre d’Algérie » (Gafaiti, 1987, pp. 35-36.). Après l’indépendance du pays, Boudjedra entreprend des études de philosophie à l’université d’Alger et à Paris, puis en 1965 il quitte l’Algérie pour des raisons d’ordre politique. Après quelques années d’exil en France et au Maroc, il rentre en Algérie et s’y installe (1974) il enseigne à l’université d’Alger et assure la fonction de conseiller au Ministère de la Culture et de l’Information. Boudjedra débute sa carrière littéraire en France uniquement pour des raisons de censure, il a publié chez Denoël son premier roman en 1969, La Répudiation (roman, Editions Denoël), qui fut interdit en Algérie et sera suivi de cinq autres titres chez le même éditeur : L’Insolation (1972), Topographie idéale pour une agression caractérisée (1975), L’Escargot entêté (1977), Les 1001 Années de nostalgie (1979) et Le Vainqueur de coupe (1981). Il n’a pas cessé d’écrire et continue à publier jusqu’à aujourd’hui, on peut citer : Hôtel Saint Georges, 2007 (roman, Editions Grasset) ; Les Figuiers de barbarie, 2010 (roman, Editions Grasset) ; Printemps, 2014 (roman, Editions Grasset).
Une deuxième édition de son recueil de poèmes Pour ne plus rêver paraît chez Denoël en 1984, sous le titre Greffes. Ont paru aussi en France des essais : La vie quotidienne en Algérie (Hachette, 1971), Naissance du cinéma algérien (Maspéro, 1971) et Journal palestinien (Hachette, 1972). Boudjedra s’est aussi illustré par l’écriture des scénarios dont le plus célèbre est Chronique des années de braise, primé palme d’or en 1975. Il a également reçu le Tanit d’Or au festival de Carthage en 1980 pour son scénario Ali aux pays des mirages. Rachid Boudjedra a commencé à écrire en français ainsi qu’en arabe. Il recourt souvent à la traduction et à l’autotraduction. Le changement de code linguistique exprime pour Boudjedra une modernisation du roman arabe (Bererhi, 1996).
Le changement de code linguistique pourrait se lire aussi comme un acte d'émancipation (Bererhi, 1996).
Interrogé sur le choix de la langue française comme moyen d’expression, Rachid Boudjedra affirme qu’il ne s’agissait pas vraiment d’un choix pour lui et que cette langue lui a été imposée : « pour moi, algérien, je n’ai pas choisi le français. Il m’a choisi, ou plutôt il s’est imposé à moi à travers des siècles de sang et de larme à travers l’histoire de la nuit douloureuse de la longue nuit coloniale » (Alah Ghadie, 2008, p. 50).
Dans les années 80, la trajectoire littéraire de Boudjedra prend une nouvelle orientation ; puisqu’il va publier son premier roman en langue arabe Ettafakouk (1981) ; il va encore plus loin puisqu’il va traduire L’insolation (Alah Ghadie, 2008, p. 59).
Après le premier roman Ettafakkouk (Editions Amal, 1980), Boudjedra publie d’autres romans en langue arabe, Al marth (SNED, 1984) Laliyat imraatin ariq (ENAL, 1985), Maarakat Azoukak (SNED, 1986) Faouda el ashiaa (Bouchene, 1991) Timimoun (Al Ijtihad, 1994).
Boudjedra explique cette relation ambivalente (Harchi, 2015) qu’il entretient avec ses langues, et sur le choix d’écrire en arabe
et en français par un souci de reconnaissance envers la langue française et une garantie de visibilité : « j’éprouvais une particulière reconnaissance pour la langue française qui m’a permis de me déployer en tant que romancier d’une façon universelle, parce qu’aussi j’ai de la reconnaissance pour la langue de Proust, la langue du Nouveau Roman français qui a révolutionné toute la littérature mondiale » (Boudjedra, 1992, p. 17) .
Et de ce rapport affectif qu’il entretient avec la langue arabe « il y avait la langue arabe aussi que j’aime mais ce n’était pas facile » (Boudjedra, 1997, p. 24).
Ce zigzag entre les deux langues (Harchi, 2015) n’est pas une pratique propre à Boudjedra ; Vassilis Alexakis, s’inscrit également dans la même posture.
Vassilis Alexakis : Le tricoteur[2] bilingue
Vassilis Alexakis est l’un des écrivains les plus consacrés de la diaspora grecque, né en Grèce en 1941, à 17 ans il obtient une bourse d’études pour poursuivre ses études de journalisme .à Lille (France). A la fin de ses études, il rentre au pays, mais il revient en France à cause de la dictature militaire, où il s’y installe, travaille comme journaliste et se marie avec une française ; comme Boudjedra cet écrivain s’est illustré par l’écriture bilingue à la fois en grecque et en français.
En 1974, il a écrit son premier roman en français, Le Sandwich (Editions Stock) ; suivi par un deuxième en 1975, Les Girls du City Boum-Boum (Editions Stock) ; et un troisième, La Tête du chat, en 1978 (Editions Seuil). Son roman Talgo est publié en grec en 1981, puis en français en 1983 ; une publication qui marque cependant une rupture chez l’écrivain qui renoue avec sa langue maternelle. En 1989, l’auteur s’auto-traduit en français et il publie un texte autobiographique intitulé Paris-Athènes où il revient notamment sur la question de l’identité et de la langue d’écriture. C’est à la publication de son troisième roman (La Tête du chat, 1978), qu’il a senti qu’il s’est éloigné de sa langue, de sa culture et de ses racines (Recuenco Penalver, 2015, p. 188) ; et il avoue lors de son discours d’acceptation du prix Edouard Glissant en 2003 : « J’ai écrit mon premier roman en français, et le deuxième, et le troisième. Puis j’ai eu la nostalgie de ma langue maternelle et j’ai écrit Talgo en grec »[3].
A 35 ans Alexakis écrit son premier roman en grec Τάλγκο, à ce propos il dit dans Paris-Athènes « J’avais trente-cinq ans. J’eus besoin de me souvenir, de revenir au cœur de moi-même, de me raconter une histoire grecque » (Alexakis, 2006, p. 139).
Et il ajoute « Ce roman, Talgo, parut d’abord à Athènes. Il m’a réconcilié avec la Grèce et avec moi-même. Il m’a rendu mon identité grecque. Je pouvais désormais me regarder sereinement dans la glace » (Alexakis, 2006, p. 244). Quelques années plus tard, Alexakis se met à la traduction ou plutôt à l’autotraduction, il a traduit son premier roman écrit en grec en 1983. Cet exercice a aidé Alexakis à établir une sorte d’équilibre entre ses deux moitiés linguistiques et culturelles (Recuenco Penalver, 2015, p. 189). Pour Alexakis cette pratique d’écriture, est semblable au tricotage et il dit à ce propos : « plaindre les écrivains en herbe qui viennent le voir avec une idée de roman. Car il lui en faut deux, qui comme deux aiguilles lui permettront de tricoter l’étoffe textuelle. Nombreux sont en effet les textes de l’écrivain sous-tendus par ce principe d’écriture » (Aussoni, 2012,
p. 1). C’est à travers son roman auto-biographique Paris-Athènes, publié en 1989, qu’il matérialise cet entrelacement empruntant l’image métaphorique du tricot textuel (Aussoni, 2012, p. 2).
Ce récit reflète selon Recuunco Penalver chez l’écrivain (Recuunco Penalver, 2015, p. 190) « cette réalité mixte et matérialise, moyennant l’écriture, le résultat de la réalité mixte, contaminée même, à laquelle l’auteur appartient d’une manière consciente à partir de ce moment, et représente la frustration initiale et inhérente à une telle situation, mais en même temps offre sa solution et son dépassement ».
Ce tour d’horizon biographique, permet de comprendre la spécificité de ces deux écrivains qui ont choisi bon gré mal gré d’écrire en français avec un impérieux besoin de retour aux origines et aux sources qui les ont nourris au départ.
Répertoire verbal des deux auteurs
Après cette présentation, il nous semble important dans une première phase d’analyser et de présenter le répertoire verbal des deux auteurs. Et dans la seconde phase, nous tentons d’analyser le changement de langue et les motivations chez les deux écrivains.
La notion de répertoire verbal prend une importance capitale pour la sociolinguistique. Elle va permettre aux chercheurs de considérer la totalité des codes linguistiques présents dans une communauté qu’ils appartiennent ou non à une même langue. C’est particulièrement
au sein des travaux sur le bilinguisme liés au courant migratoire que cette notion va se développer. Initialement définie par Gumperz (1964, p. 77), la notion de répertoire verbal est considérée comme étant l’ensemble des variétés sociales et fonctionnelles. Les variétés sont attestées par la présence de formes linguistiques régulièrement utilisées au cours d’interactions socialement significatives. En prenant cette position, Gumperz dépasse la vision des langues et des registres compartimentés, séparés les uns des autres, que ce soit en milieu multilingue ou monolingue.
L’analyse du répertoire verbal de Boudjedra nous permet de noter que le français est pour lui une langue d’écriture et une langue véhiculaire (Calvet, 1981, p. 96), puisqu’elle permet à l’écrivain de
« dire un certain nombre de choses que peut être je n’aurais pas pu exprimer en arabe » (Boudjedra, 2011, p. 37).
Le français est également une langue de scolarisation, comme il l’explique : « j’ai été formé en philosophie à l’université d’Alger en français » (Boudjedra, 2011, p. 39).
Le statut du français est lié à un contexte historique de la période avant l’indépendance (la colonisation) et aussi lié à un climat politique de censure après l’indépendance du pays. D’ailleurs Boudjedra, parle d’une langue imposée comme en témoigne ce passage : « c’est vrai, en fin de compte, que c’est une rencontre parce qu’elle m’a permis de dire un certain nombre de choses que je n’aurais pas pu exprimer au début, dans les années 70, quand j’ai commencé à écrire. Je n’aurais pas pu exprimer en arabe » (Boudjedra, 2011, p. 37).
Un choix dicté par la censure à laquelle Boudjedra s’est confronté lors de la publication de la Répudiation qu’il explique dans ce passage : « évidemment la répudiation avait fait scandale, alors que c’était un roman élaboré, écrit, complexe mais on en avait gardé le côté érotique, le côté qui va à contresens de la morale sociale. En 1969, je ne pouvais publier ce roman dans aucun pays arabe, y compris le mien, évidemment, l’Algérie, donc j’ai préféré l’écrire en français, à la limite dans cette langue qui nous a souvent été imposée comme c’est mon cas » (Boudjedra, 2011, p. 37). L’auteur justifie le choix d’écrire en français essentiellement pour des raisons politiques liées au contexte socio-politique de l’époque post-indépendance[4] .
En ce qui concerne la langue arabe l’auteur la désigne comme une langue non-officielle, non scolaire, interdite et apprise clandestinement. L’auteur fait allusion à cette période coloniale où l’arabe était exclu du paysage scolaire algérien. Il résume parfaitement son rapport à la langue arabe et à la difficulté d’apprendre le français dans ce passage : « Il ne faut pas l’oublier, la langue arabe était interdite d’enseignement en Algérie. Ce ne fut pas le cas du Maroc, ni de la Tunisie. Et pour nous, c’est très douloureux. J’ai personnellement vécu l’apprentissage de la langue française comme obligatoire, comme quelque chose, malgré tout, de très pénible et très dure. En même temps, j’étais obligé, pour l’apprendre, d’apprendre l’arabe clandestinement. C’est quand même douloureux, cela reste » (Boudjedra, 2011, p. 37).
Le malaise et la dualité vécus par l’auteur entre les deux langues vont se poursuivre même après l’indépendance du pays. Puisque selon Boudjedra, l’état algérien n’arrive pas imposer de manière juste
et équitable l’arabe classique à cause d’une politique linguistique menée à la hâte et excluant les autres langues et plus particulièrement l’arabe dialectal, la langue première de la majorité des locuteurs algériens (Chachou, p. 2011, p. 59).
Vassilis Alexakis se situe dans une autre posture, il ne partage pas la même histoire personnelle ni le même rapport aux langues que Boudjedra ; même si les deux auteurs partagent une langue et une expérience d’écriture commune. Alexakis parle le grec, sa langue maternelle qui est sa langue d’appartenance en témoigne ce passage « je viens d’une famille grecque » (Alexakis, 2011, p. 15). Sa deuxième langue est le français, qui est une langue scolaire apprise sur les bancs de l’université, depuis son départ de la Grèce quand il a bénéficié d’une bourse d’études pour étudier en France. Alexakis revient sur cette période : « Quand j’ai terminé le lycée à Athènes, j’ai obtenu une bourse pour partir à l’étranger. Je connaissais le français à l’université, en faisant l’école de journalisme de Lille. Puis il y a eu la dictature en Grèce » (Alexakis, 2011, p. 15).
Au-delà de ce premier contact scolaire avec le français, Vassilis Alexakis exprime à l’égard de cette langue une proximité affective
et culturelle liée à cette période de jeunesse : « à l’époque, j’étais amoureux de Brigitte Bardot comme tout le monde. Il y avait les impressionnistes, la nouvelle vague, enfin la France exerçait une séduction considérable » (Alexakis, 2011, p. 15).
Le rapport de l’écrivain avec la langue française a évolué ; le français est devenue une langue véhiculaire et une langue de travail, une situation que l’auteur explique par rapport au contexte politique de son pays : « Puis il y a eu la dictature en Grèce. Je suis resté à Paris. Je travaillais comme journaliste de langue française » (Alexakis, 2011, p. 15). Le rapport avec le français ne cesse d’évoluer pour Alexakis ainsi le français va devenir une langue vernaculaire (Cuq, 2003, p. 153) une langue quotidienne disait-il « c’était une langue que j’utilisais quotidiennement. J’avais épousé une française, je m’étais en quelque sorte francisé » (Alexakis, 2011, p. 15). L’auteur évoque une expérience et un apprentissage de la langue française qui ont évolué de manière significative depuis son arrivée en France jusqu’à son mariage avec une française ; ceci traduit une assimilation et une intégration aussi bien linguistique que culturelle à la société française.
Certes nos deux auteurs n’expriment pas le même rapport avec le français compte tenu de leur histoire personnelle et collective. Par conséquent, le français demeure pour Boudjedra une langue imposée alors que pour Alexakis cette langue est désirée, adoptée tant sur le plan social que culturel. Néanmoins elle demeure pour les deux auteurs la première langue d’écriture, un choix dicté pour des raisons essentiellement politiques que Alexakis et Boudjedra résument dans ces deux passages :
Boudjedra « j’ai commencé à écrire en français uniquement pour des raisons de censure » (Boudjedra, 2011, p. 37).
Alexakis « Puis il y a eu la dictature en Grèce, je suis resté à Paris, je travaillais comme journaliste de langue française (…) Cela m’était donc assez naturel de faire mes premiers romans en français parce que c’était la première langue que j’utilisais quotidiennement » (Alexakis, 2011, p. 15).
Au bout de quelques années, la situation va changer pour les deux auteurs et c’est le retour au pays qui va les réconcilier avec leur première langue.
Changement de langue d’écriture
Le passage d’une langue d’écriture à une autre marque une nouvelle étape dans la carrière littéraire des deux écrivains, ce retour marque un virage linguistique. Boudjedra rentre en Algérie en 1975 et c’est à partir de cette date qu’il va commencer à écrire en langue arabe : « Je vis à Alger depuis 1975. Là, je me suis trouvé face à un lectorat arabophone jeune, qui montait. Je me suis trouvé devant une situation de passion d’écriture dans la langue arabe (…) Et j’ai écrit sept romans en langue arabe. Je n’ai cessé d’écrire en arabe » (Boudjedra, 2011, p. 39).
Boudjedra justifie le choix d’écrire en arabe par la présence d’un lectorat arabophone, cette situation traduit aussi la mise en place d’une politique d’arabisation adoptée depuis l’indépendance du pays[5].
Alexakis partage la même expérience que Boudjedra, puisqu’il va retourner en Grèce après la chute de la dictature, et c’est plus précisément à cette période que l’auteur se rend compte qu’il a oublié son passé et sa langue : « Au bout d’une dizaine d’année, la dictature est renversée. Je me rends compte que dans mes livres écrits en français, je ne parle pas du tout de la Grèce ni de mon passé, que ma mémoire reste à l’écart de mes écrits- ce qui est quand même un peu dommage- qu’il faut réapproprier le Grec (…) Les langues sont difficiles à apprendre mais faciles à oublier » (Alexakis, 2011, p. 15).
Vassilis se rend compte qu’il a oublié sa langue et que le grec a beaucoup évolué depuis son départ, alors il décide de réapprendre sa première langue donc : « pour réapprendre le grec, je veux dire pour l‘écrire en profondeur cela n’a pas été facile car les langues bougent et j’étais resté au grec de mon enfance qui avait considérablement évolué notamment à cause de l’évolution politique » (Alexakis, 2011, p. 15).
Ce mouvement de va-et-vient va s’estomper chez Boudjedra puisqu’en 1995 l’auteur va se mettre à l’écriture en français et cesse d’écrire en arabe, un revirement qu’il justifie par rapport aux conditions politiques que vit l’Algérie à ce moment : « pour n’écrire de nouveau en français que depuis 1995, c’est-à-dire à l’apogée du terrorisme en Algérie » (Boudjedra, 2011, p. 39).
Nous constatons que le changement politique dans les deux pays a permis aux deux auteurs de se réapproprier leur première langue, une situation qu’ils vivent maintenant plus sereinement.
Maintenant : l’écriture plurilingue
Les auteurs sont passés par une traversée du désert où ils devaient choisir d’écrire dans une seule langue au dépend d’une autre. Maintenant qu’ils se sont réappropriés leur langue première (Castellotti, 2001, p. 11), ils continuent d’écrire dans les deux langues de manière plus apaisée. Boudjedra explique cette situation par rapport à un climat politique serein et il pense « que la situation en Algérie est à peu près réglée et : " il me semble que je pourrais à nouveau écrire en arabe. Je le ferai, bien sûr, parce que j’ai plaisir à écrire à la fois dans l’une et l’autre langue" » (Boudjedra, 2011, p. 39).
L’auteur continue donc à écrire en arabe et en français et même à auto-traduire ses textes : « Je traduis moi-même mes textes en français. J’ai pris parfois des traducteurs mais, en fait, je faisais le gros du travail. Et vice versa : quand j’écris en arabe, je me traduis en français » (Boudjedra, 2011, p. 39).
L’écriture plurilingue (en arabe et en français) a facilité la pratique de l’alternance et de la traduction des textes de manière très significative chez Boudjedra qui a retrouvé une situation d’équilibre. On retrouve la même configuration chez Vassilis qui partage également la même expérience et la même pratique depuis qu’il a commencé à écrire en grec « j’écris dans les deux langues maintenant, puis je me traduis » (Alexakis, 2011, p. 15).
Nous signalons que la pratique de la traduction est décrite chez Vassilis comme une stratégie d’apprentissage et c’est notamment grâce à ce passage que l’auteur a amélioré sa maîtrise de la langue maternelle, puisqu’elle est : « écrite en grec, je l’ai traduite immédiatement en français, et ce faisant j’ai beaucoup amélioré le grec » (Alexakis, 2011, p. 16).
La bouée transcodique, métaphore empruntée à Moore (2001,
p. 1)[6] déclenche chez les deux auteurs un travail sur la langue, une conscience linguistique et un mouvement de gestion de l’écart entre la première langue et la deuxième langue. Ce qui réduira considérablement la distance et le désarroi qu’éprouvaient les deux auteurs.
En conclusion
L’expérience d’écriture plurilingue chez les deux auteurs présentés et le passage d’une langue à une autre, témoignent d’une vitalité linguistique et d’une expérience littéraire originale. Adopter une seule langue d’écriture au départ n’était pas un choix personnel, mais plutôt une condition dictée essentiellement par un contexte sociopolitique caractérisé par la censure, la dictature et une politique linguistique contraignante. Le français a été une langue refuge et un exutoire pour dire un vécu. Cette situation s’est inversée chez les deux auteurs après un retour au pays et une sollicitation d’écrire dans la langue première tant sur le personnel que collectif. Ceci va marquer un virage linguistique, en passant d’une écriture unilingue à un écriture plurilingue. La bouée transcodique intervient dans un contexte qui autorise le changement, c’est une rupture qui marque la fin du régime politique, et l’ouverture linguistique. Et qui constitue un moyen d’accrochage et d’apprentissage, cette action réparatrice va permettre aux auteurs de maintenir l’écriture dans deux langues
et même de se traduire dans l’une et l’autre langue.
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Thamin, N. (2007). Dynamique des répertoires langagiers et identités plurilingues de sujets en situation de mobilité. (Thèse de doctorat, Sciences du langage, Université Stendhal-Grenoble III).
NOTES
(1) Université de Mostaganem, 27000, Mostaganem, Algérie.
(2) Unité de Recherche sur la Culture, la Communication, les Langues, les Lettres
et les Arts / CRASC, 31 000, Oran, Algérie.
[1] Front de Libération Nationale : C’est le Front de Libération Nationale (parti politique algérien) et sa branche armée l’ALN qui mena la guerre de libération nationale en 1954.
[2] Selon Aussoni (2012), Alexakis a pris l’habitude de comparer sa pratique d’écriture à du tricotage car « il lui en faut deux, qui comme deux aiguilles lui permettront de tricoter l’étoffe textuelle ». (Aussoni, 2012, p. 1).
[3] In http://www.bonjourdumonde.com/blog/grece/7/civilisation/vassilis-alexakis-un-perpetuel-etranger-de-passage-entre-deux-pays [Consulté le 21-11-2017].
[4] La période de la présidence du feu Houari Boumediene était contestée par l’opposition de l’époque où la majorité de ses détracteurs étaient emprisonnés ou exilés.
[5] Suite à l’indépendance du pays l’état s’est engagé à arabiser le paysage algérien
et à généraliser l’enseignement de la langue arabe dans tous les cycles d’enseignement. La tâche n’a pas été facile puisque certaines filières scientifiques et techniques continuent d’être enseignées en langue française.
[6] Moore (2012, p. 1) utilise l’expression « Bouées transcodiques » pour expliquer les stratégies de passage des apprenants en classe de langue étrangère d’une L1-(langue maternelle) à une L2-(langue étrangère).